Vincent Toh Bi, ex-préfet de la ville d’Abidjan, fait une analyse de la vie politique en Côte d’Ivoire après le scrutin du 31 octobre 2020.
1-PROBLÉMATIQUE
La fin du scrutin du 31 octobre 2020 est peut-être le début d’une longue crise politique en Côte d’Ivoire. Le scrutin (en l’occurrence le scrutin présidentiel du 31 octobre 2020) n’est que la plus petite partie dans un processus électoral, en temps et en importance. Tout le processus antérieur et postérieur, Constitution, Loi, mise en place des Institutions dont la CEI, inscription des électeurs, répartition des bureaux de votes, gestion du contentieux électoral administratif et judicaire, Médiation nationale et internationale font parties intégrantes d’une élection et détermine la qualité et l’acceptation ou non du jour du scrutin.
Les ivoiriens sont souvent rétifs à des formes d’analyses, habitués qu’ils sont à lire seulement ce qui leur plaît. Pourtant, il faut bien que les intellectuels et experts anticipent sur ce que sera la vie du pays après un processus aussi délicat, afin de proposer des solutions pour la stabilité et le développement.
2-VIOLENCES
Il faut retenir que:
-les violences pré-électorales sont généralement fortes dans les pays africains. En Côte d’Ivoire, l’Opposition parle aujourd’hui de 67 morts depuis le début de la crise jusqu’à la veille du scrutin du 31 Octobre 2020.
-Les violences qui surviennent le jour du scrutin ont pour cause des questions logistiques (a l’ouverture des bureaux de vote ), généralement entre 06h et 10h du matin, et à la clôture-centralisation des votes, entre 18h et 24h. Ces violences ne sont jamais plus fortes que les violences pré et post-électorales mais elles occasionnent tout de même des décès et des dégâts matériels essentiellement sur, dans et autour des bureaux de vote ou des locaux servant à des opérations électorales.
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-65% des violences électorales cependant surviennent après une élection et non pas le jour du vote, c’est à dire les jours, les semaines, les mois et les années , qui suivent une élection controversée.
Lorsque l’on dit “violences” , il s’agit des affrontements intra et inter communautaires, des agressions contre individus, des destructions de biens privés et publics, des nuisances contre des Institutions ou des individus à des fonctions publiques, des perturbations sécuritaires locales ou nationales, des troubles à l’ordre public, dès dysfonctionnements de la vie sociale, etc.
Les violences pré et post électorales touchent, toute la vie sociale et économique.
Ce sont là des statistiques africaines qui interpellent à la prudence et à la vigilance mais qui sont réversibles si des actions anticipatives sont mises, par le canal d’un dialogue sans réserves ni restrictions. Rois et Chefs Traditionnels , Médiateurs ivoiriens, CEDEAO et Union Africaine , vos actions sont plus qu’urgentes et nécessaires maintenant.
3-LA QUESTION DES DROITS ET LIBERTÉS
L’on observe en Afrique une défiance de certaines populations et certains partis politique vis-à-vis de certaines institutions, Lois et règlements de la République dans la période d’une élection difficile.
Cela semble être le cas actuellement en Côte d’Ivoire. La crise qui s’ouvre accentuera cette défiance. Il y aura une libération de la parole et de la retenue. Dans un tel contexte, la tentation d’une répression et d’un musèlement pour garantir l’Autorité de l’Etat sera forte.
Mais elle ne ferait qu’empirer la crise car la violation des droits et libertés (arrestations, menaces, intimidations) est, dans tous les pays africains, l’élément déclencheur d’une instabilité sociale et politique de longue durée aux conséquences incalculables. Il faudra par conséquent que la gestion des droits et libertés soit faite avec raison et hauteur par les tenants du pouvoir.
4-LA VIE INSTITUTIONNELLE, ADMINISTRATIVE, SOCIALE, POLITIQUE, ÉCONOMIQUE ET FINANCIÈRE.
Les sciences politiques ne sont pas des sciences exactes. Cependant, l’occurrence de certains évènements permet la prédictibilité de certaines situations. Dans la tendance politique africaine générale, après un scrutin contesté par une partie de la classe politique, il faut au minimum six mois pour que la vie reprenne son cours normal.
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La plupart des investissements, le repositionnement politique, le retour des habitudes, la fluidité des actions administratives se feront lentement, au rythme de l’éclaircie dans le ciel politique.
En Côte d’Ivoire, cette situation sera rendue davantage difficile par la tradition ivoirienne d’instauration d’un nouveau gouvernement dans les trois mois qui suivent le scrutin présidentiel. Par ailleurs, si l’on s’en tient aux dispositions de la Constitution de 2016, il devrait y avoir dans les tout prochains mois l’organisation d’élections législatives.
Ces consultations électorales réveilleront à nouveau les dissensions politiques sur les points n’ayant pas trouvé d’accords : interprétation de la Constitution, de la Loi Electorale et de tous les textes subséquents ; conditions d’éligibilité, inscription des électeurs, crédibilité de l’organe en charge des élections. Des pays africains, après un scrutin présidentiel contesté, parviennent à trouver de petits consensus pour une plus grande inclusion politique entre le scrutin présidentiel et le scrutin législatif, en vue de la paix sociale.
Il n’est donc pas à exclure qu’il y ait un assouplissement des positions politiques respectives en vue d’une plus grande participation à l’élection des députés. C’est ce qui est souhaitable pour la Côte d’Ivoire. Mais il est tout aussi possible, si les positions restent figées, que les 06 mois qui viennent ne soient pas aussi calmes .
En conclusion, si de gros efforts d’ouverture, de dialogue et de consensus ne sont pas effectués autant par le Pouvoir que par l’Opposition , la vie nationale pourrait être sujette à des secousses de toutes sortes dans les 06 mois, aux conséquences imprévisibles.
5-POSSIBLE RECOMPOSITION DU PAYSAGE POLITIQUE
Quelle que soit l’option qui sera prise, l’approche des élections législatives pourrait restructurer le paysage politique ivoirien. En effet, si l’opposition constituée par la cinquantaine de partis politiques réussit à maintenir sa cohésion et son unité et à parler de la même voix, comme elle l’a fait à l’occasion du scrutin présidentiel du 31 octobre 2020, il y a fort à parier que la Côte d’Ivoire rentre dans une nouvelle ère politique avec deux blocs fermes et opposés aux positions inconciliables. Il est aussi possible que des partis au sein du bloc de l’opposition décident de se désolidariser et de se lancer dans les élections législatives afin d’être présents dans la vie politique ivoirienne les 5 années à venir.
Pareillement, la nomination au futur gouvernement de certains hauts cadres de l’opposition, si elle est effective et dans le souci d’un apaisement, si elle est discutée de façon multilatérale ou bilatérale, affectera ou non la cohésion du groupe. Dans tous les cas de figure, le paysage politique ivoirien pourrait être plus largement marqué par une nouvelle percée des indépendants aux élections législatives. La prééminence des candidats indépendants (pseudo ou non) est en pleine progression en Côte d’Ivoire depuis 2012, tendance qui s’est accentuée en 2016.
Qu’il y ait boycott des élections législatives ou non, des personnalités ayant investi matériellement, financièrement, socialement et politiquement dans leurs localités respectives depuis 2016 pourraient se présenter en candidats indépendants, pour des raisons stratégiques, locales ou de positionnement personnel. L’on connait la suite du scénario possible. Une fois élus, beaucoup d’entre eux pourraient rejoindre d’autres formations politiques.
D’où la possible restructuration de l’espace politique ivoirien dans les mois à venir, avec modification des rapports de forces ou tensions. Au total, dans les six mois à venir, si de gros efforts et concessions ne sont pas entrepris à la fois par le Pouvoir et l’Opposition, la vie institutionnelle, administrative, sociale, politique, économique et financière pourrait tourner au ralenti avec tout ce que cela comporte comme conséquences.
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6-LA VÉRITABLE CRISE IVOIRIENNE COMMENCE MAINTENANT
Si nous nous fondons sur l’expérience électorale de l’ensemble des pays africains, une grave crise politique et sociale est possible en Côte d’Ivoire, dans les 18-24 mois qui suivront le scrutin du 31 octobre 2020.
La Côte d’Ivoire elle-même n’a pas échappée à cette tendance d’évènements post électoraux la décennie passée. Cette perspective peut faire peur. Mais elle est justement la raison pour laquelle AUBE NOUVELLE demande au Pouvoir et à l’Opposition de se remettre dans une nouvelle dynamique de dialogue et de compromis car, quelle que soit, l’amplitude d’une crise politique, ni le Pouvoir ni l’Opposition n’en sortent indemnes.
La présente analyse est inspirée de notre expérience en gestion des crises en Afrique et ne prétend pas être détentrice d’une vérité. Cependant, comme nous l’avons déjà souligné à d’autres occasions, les intellectuels doivent avoir le courage de réfléchir et de projeter la vie future du pays, aux fins de recherche de solutions. Partis politiques d’accord, mais le pays d’abord.